Livre publié aux éditions Yellow Now à Liège, paru en octobre 2015
220 pages / 176 photographies noir et blanc
220 pages / 176 photographies noir et blanc
Petite suite
S’il est vrai, comme le
prétend à peu près Romain Gary, que la littérature est le dernier
refuge pour tous ceux qui n’ont pas trouvé où se fourrer sur
terre, peut-être en va-t-il de même de certains univers
photographiques – de certaines œuvres serait-on tenté de dire, si
la porte n’en devenait pas du coup un peu trop intimidante,
légèrement infranchissable... Ici, justement, le portail est
modeste, et surtout il est ouvert. Tout n’y passe pas mais la
lumière, si.
On dirait une petit maison à
flanc de colline, presque oubliée mais bien habitée encore, où
bruisse une lumière chaude alors que le dehors s’assombrit,
s’humidifie, s’épaissit. On entre et on est mieux encore que
soulagé : accueilli. C’est un refuge pour ceux qui se
croyaient trop vieux, trop tôt, ou pas assez loin, ou un peu perdus,
ou carrément finis. On s’y arrête, on s’y pose, on y respire.
Les photos ne viennent qu’ensuite et avec douceur, avec lenteur.
Comment traduire les premiers
pas d’un voyage que l’on n’avait pas vu venir ? L’émotion
quand on n’attend rien et que le regard, pour un peu, semblerait
pouvoir embrasser tout ce qui est à portée de main ? Comment
dire l’éternelle, neuve et muette complicité de ceux qui, non pas
partagent un même regard, mais voient tout simplement les mêmes
choses, la même évidence ?... Le petit bouleversement à
savourer des images venues de nulle part, si étrangères mais
d’emblée si familières, si étroitement liées à nous ?
On ne saura pas le début de
l’histoire de Matthieu Marre ; elle est comme toutes les
autres, trop longue et, à part pour lui-même, le principal d’y
confond avec l’accessoire.
On n’est d’ailleurs pas
sûr qu’il s’agisse de lui, en tout cas pas que de lui. Ni même
qu’il s’agisse d’une histoire.
On n’est pas bien sûr de
la fin non plus : on sent bien qu’au-devant de l’oubli,
l’histoire continue, nous appelle, nous déborde, nous attend et
nous échappe. Mais elle aura été la nôtre, pour un temps. Pas
qu’on s’y projette ou qu’on s’y identifie, comme à un héros
de film ou de roman, à un narrateur même. Mais elle semblera
n’avoir défilé que pour nous, avec nous, en nous, intimement.
Creusant son propre effacement.
Marre photographie pour la
plus simple, la plus élémentaire raison qui soit : se
souvenir. La plus belle aussi, sûrement – finalement. Une raison
tellement simple qu’elle en est presque elle-même à présent
oubliée. On lui en préfère d’autres... séduire, convaincre,
informer, conforter, heurter, gonfler, gonfler, gonfler. Marre porte
bien son nom et photographie pour rien, pour personne. Ses photos
s’en foutent pas mal, elles ont la lumière pour elles ; et
ça, quand un photographe l’a, personne ne peut le lui enlever. On
pourra le jalouser, peut-être. Mais si l’art n’échappe pas aux
rivalités, la lumière, elle, y échappe, et jamais ne s’attarde
en vaines comparaisons. Le photographe d’ailleurs n’a pas
attendu, il est déjà plus loin, de l’autre côté de l’horizon.
Pour
autant, l’approche n’est pas sans références, sans parentés :
Plossu évidemment, qui a ouvert il y a quarante ans une belle brèche
photobiographique qui allait irriguer les années quatre-vingt en
France – on ne parlait pas encore d’autofiction, de photofiction
(de phautofiction
peut-être, à présent ?). Peu importe, les photographes
savaient depuis longtemps que leurs images étaient des mensonges qui
disaient la vérité. Louise Narbo aussi, dans sa volonté de
raconter une histoire à partir de plusieurs, ou différentes
histoires à partir d’une seule. Il y a le cinéma : celui des
familles ou celui des non-dits – c’est souvent le même. Une
touche de Bergman, une touche de Guibert, mais sans leurs volontés
de faire film ou de faire livre. Découper pourtant des chapitres ou
des séquences, des bouts de phrase qui font rythme, des personnages
qui vont et des lieux qui reviennent, comme dans un roman... Marre
ouvre les yeux et joint les mains comme pour figer l’eau ; il
recueille pour ne pas (se) perdre. Puis il nous invite à la
trempette – au bord du Lot, dans un verre d’eau ou en Galice, peu
importe. L’onde et les lits sont partout, ils charrient les parfums
de l’aimée, le soleil s’y repose.
Tout est donc là, comme dans
nos propres vies ; à peine différent, imperceptiblement
déplacé, légèrement étranger. Toutes les saisons y sont elles
aussi, y compris la cinquième, celle qui n’existe que par la grâce
des mots ou dans les intervalles des images. Toutes les lumières y
défilent, et les personnages qu’elles éclairent partiellement :
la solitude demeure le principal, ainsi que tous ces "proches"
que l’on sent aimés et aimants, mais dont le voile d’une
distance nous maintient séparé. La beauté est là enfin, partout
pour qui sait la voir, mais il serait naïf de croire qu’il ne
s’agit ici que de retenir le bonheur qui file entre les doigts, les
instants précieux qui sèchent à peine tombés en pluie, la grâce
qui se fane ou, plus souvent encore, s’est déjà transformée en
une autre. Un rien sépare un instant du suivant ; un fil, de
son couperet ; une présence, d’une absence. "L’oublié"
nous parle moins d’oubli que de perte, chaque joie s’y paie d’une
petite monnaie de mélancolie. Il arrive qu’en paysages plats
se déguisent les gouffres, où seuls les enfants arrivent à ne pas
s’égarer.
Au
fait, dans tout ça, qu’aurions-nous bien pu oublier
d’autre – à part bien entendu l’essentiel, ce qui va sans
dire, ce qui se glisse sans montrer… Ce rappel aigu, lancinant, que
le principe de plaisir, ou du moins son aspiration, et le travail du
deuil sont décidément les deux côtés d’une même pièce, petite
ou grande. Et, petite ou grande, les deux faces d’une même image.
Laissons là l’oublié :
il reste l’ébloui.
Emmanuel d'Autreppe