L'oublié, le livre // Petite suite, d'Emmanuel d'Autreppe

                                                        

Livre publié aux éditions Yellow Now à Liège, paru en octobre 2015
220 pages / 176 photographies noir et blanc


©Julien Benard



Petite suite


S’il est vrai, comme le prétend à peu près Romain Gary, que la littérature est le dernier refuge pour tous ceux qui n’ont pas trouvé où se fourrer sur terre, peut-être en va-t-il de même de certains univers photographiques – de certaines œuvres serait-on tenté de dire, si la porte n’en devenait pas du coup un peu trop intimidante, légèrement infranchissable... Ici, justement, le portail est modeste, et surtout il est ouvert. Tout n’y passe pas mais la lumière, si.
On dirait une petit maison à flanc de colline, presque oubliée mais bien habitée encore, où bruisse une lumière chaude alors que le dehors s’assombrit, s’humidifie, s’épaissit. On entre et on est mieux encore que soulagé : accueilli. C’est un refuge pour ceux qui se croyaient trop vieux, trop tôt, ou pas assez loin, ou un peu perdus, ou carrément finis. On s’y arrête, on s’y pose, on y respire. Les photos ne viennent qu’ensuite et avec douceur, avec lenteur.

Comment traduire les premiers pas d’un voyage que l’on n’avait pas vu venir ? L’émotion quand on n’attend rien et que le regard, pour un peu, semblerait pouvoir embrasser tout ce qui est à portée de main ? Comment dire l’éternelle, neuve et muette complicité de ceux qui, non pas partagent un même regard, mais voient tout simplement les mêmes choses, la même évidence ?... Le petit bouleversement à savourer des images venues de nulle part, si étrangères mais d’emblée si familières, si étroitement liées à nous ?

On ne saura pas le début de l’histoire de Matthieu Marre ; elle est comme toutes les autres, trop longue et, à part pour lui-même, le principal d’y confond avec l’accessoire.
On n’est d’ailleurs pas sûr qu’il s’agisse de lui, en tout cas pas que de lui. Ni même qu’il s’agisse d’une histoire.
On n’est pas bien sûr de la fin non plus : on sent bien qu’au-devant de l’oubli, l’histoire continue, nous appelle, nous déborde, nous attend et nous échappe. Mais elle aura été la nôtre, pour un temps. Pas qu’on s’y projette ou qu’on s’y identifie, comme à un héros de film ou de roman, à un narrateur même. Mais elle semblera n’avoir défilé que pour nous, avec nous, en nous, intimement. Creusant son propre effacement.

Marre photographie pour la plus simple, la plus élémentaire raison qui soit : se souvenir. La plus belle aussi, sûrement – finalement. Une raison tellement simple qu’elle en est presque elle-même à présent oubliée. On lui en préfère d’autres... séduire, convaincre, informer, conforter, heurter, gonfler, gonfler, gonfler. Marre porte bien son nom et photographie pour rien, pour personne. Ses photos s’en foutent pas mal, elles ont la lumière pour elles ; et ça, quand un photographe l’a, personne ne peut le lui enlever. On pourra le jalouser, peut-être. Mais si l’art n’échappe pas aux rivalités, la lumière, elle, y échappe, et jamais ne s’attarde en vaines comparaisons. Le photographe d’ailleurs n’a pas attendu, il est déjà plus loin, de l’autre côté de l’horizon.

Pour autant, l’approche n’est pas sans références, sans parentés : Plossu évidemment, qui a ouvert il y a quarante ans une belle brèche photobiographique qui allait irriguer les années quatre-vingt en France – on ne parlait pas encore d’autofiction, de photofiction (de phautofiction peut-être, à présent ?). Peu importe, les photographes savaient depuis longtemps que leurs images étaient des mensonges qui disaient la vérité. Louise Narbo aussi, dans sa volonté de raconter une histoire à partir de plusieurs, ou différentes histoires à partir d’une seule. Il y a le cinéma : celui des familles ou celui des non-dits – c’est souvent le même. Une touche de Bergman, une touche de Guibert, mais sans leurs volontés de faire film ou de faire livre. Découper pourtant des chapitres ou des séquences, des bouts de phrase qui font rythme, des personnages qui vont et des lieux qui reviennent, comme dans un roman... Marre ouvre les yeux et joint les mains comme pour figer l’eau ; il recueille pour ne pas (se) perdre. Puis il nous invite à la trempette – au bord du Lot, dans un verre d’eau ou en Galice, peu importe. L’onde et les lits sont partout, ils charrient les parfums de l’aimée, le soleil s’y repose.

Tout est donc là, comme dans nos propres vies ; à peine différent, imperceptiblement déplacé, légèrement étranger. Toutes les saisons y sont elles aussi, y compris la cinquième, celle qui n’existe que par la grâce des mots ou dans les intervalles des images. Toutes les lumières y défilent, et les personnages qu’elles éclairent partiellement : la solitude demeure le principal, ainsi que tous ces "proches" que l’on sent aimés et aimants, mais dont le voile d’une distance nous maintient séparé. La beauté est là enfin, partout pour qui sait la voir, mais il serait naïf de croire qu’il ne s’agit ici que de retenir le bonheur qui file entre les doigts, les instants précieux qui sèchent à peine tombés en pluie, la grâce qui se fane ou, plus souvent encore, s’est déjà transformée en une autre. Un rien sépare un instant du suivant ; un fil, de son couperet ; une présence, d’une absence. "L’oublié" nous parle moins d’oubli que de perte, chaque joie s’y paie d’une petite monnaie de mélancolie. Il arrive qu’en paysages plats se déguisent les gouffres, où seuls les enfants arrivent à ne pas s’égarer.


Au fait, dans tout ça, qu’aurions-nous bien pu oublier d’autre – à part bien entendu l’essentiel, ce qui va sans dire, ce qui se glisse sans montrer… Ce rappel aigu, lancinant, que le principe de plaisir, ou du moins son aspiration, et le travail du deuil sont décidément les deux côtés d’une même pièce, petite ou grande. Et, petite ou grande, les deux faces d’une même image. 


Laissons là l’oublié : il reste l’ébloui.


Emmanuel d'Autreppe