L'oublié_notes05

L'oublié, texte n°4 (2015)

La photographie est une forme d'embaumement. Je crois que j'ai essayé autant d'embaumer mon passé que de voir mon présent. Ces photographies sont aujourd'hui des fragments étrangers. Je ne sais toujours rien de mon présent, ou si peu. Mais il me reste ça. Une succession de photos prises au fil des jours. Au gré des escapades, des petits événements, d'une lumière, du temps qui passe. Ce sont des décors et des visages familiers, des intérieurs, des paysages, des scènes de famille, des vacances, des voyages. Je crois photographier essentiellement pour retenir le cours des choses et incidemment m'ancrer. On fait davantage que passer en saisissant une image du réel dans lequel on se tient. On s'approprie une part des choses en leur imprimant une part de soi. Je photographie des souvenirs. Non pas un passé que l'on se remémore, mais un présent vécu au passé. Je saisis des fragments de voyage parce qu'ils ne reviendront pas. Des choses soudain transfigurées comme une lumière dans la cuisine dont je ne pourrai me rappeler. Je photographie le quotidien, inspiré/guidé par une sensation de nostalgie au présent. L'anticipation de la perte intensifie le moment que l'on vit. La mort rend les choses plus vivaces. Plus avant, j'espère que le troisième oeil de l'appareil révèle quelque chose. J'en espère une grâce, un instant de perfection suspendue, une élucidation - « on sait jamais, sur un malentendu ça peut marcher ». Quelque chose qui contourne l'évidence dans laquelle on est pris, qui arrête et réordonne le flux dans lequel on se perd. L'appareil photographique flirte avec l'invisible. Il saisit le lien de soi au monde, au groupe, à l'autre, à soi. Ce lien symbolique et affectif qui nous façonne et nous gouverne. Je photographie l'intime parce qu'il y a là plus qu'ailleurs la clé de ce que l'on est.
Les films s'accumulent, des mois, des années, puis je redécouvre ce que j'ai photographié. Et finalement, je ne sais plus bien ce que je dois lire dans tous ces clichés que je prends. Ce qui compte c'est d'archiver. Après, c'est autre chose. Il reste des images qui flottent. L'expression d'un passé qui m'appartient mais que je ne reconnais plus vraiment. C'est un miroir dans lequel mon image continue de m'échapper. Du non sens dans lequel j'évolue, j'en juxtapose un second, non plus immédiat mais distancié. Et peut-être qu'en le bricolant ainsi que je le fais, il s'agit moins de l'élucider que de l'accepter.