L'oublié_notes06

L'oublié, texte n°5 (2016)

L'oublié_31.08.2016

Au départ, L'oublié n'avait pas de nom. C'était des photographies de choses insignifiantes, abandonnées dans un tiroir en attente d'être un jour développées. Je prenais ces clichés par une sorte de nécessité balbutiante, sans but sinon celui de photographier. Au fil du temps cette nécessité s'entoura d'une épaisseur. Elle se fit plus précise. Je vivais des souvenirs et sans doute avais-je besoin d'en faire quelque chose. De la joie simple, un décor familier, des tensions aux côtés d'embrassades, j'archivais. J'archivais avec désir. J'archivais un bonheur qui se tenait face à une perspective de perte, de déchirement, de disparition, de tout ce qui fait les aléas du lien. La photographie m'amène semble-t-il à exorciser une terreur de l'impermanence. C'est un objet tangible, solide, surnageant dans l'évanescence de l'existence. Il tient un langage franc et nébuleux, permettant à la fois de retenir les choses et d'y prendre place. L'empreinte et la trace.

Un jour j'ai commencé à photographier ma famille. C'était un Noël. Et j'ai continué pendant dix ans. Je photographiais avec le sentiment qu'il y avait une valeur photographique à le faire. Les choses se sont faites progressivement plus systématiques. Les proches, la colocation, les intérieurs familiers, une variation de lumière, les baignades, toujours pareilles, chaque fois différentes, tout ce qui pouvait éclairer mon quotidien d'une intensité soudaine et qui suggérerait dans le même mouvement une perte inévitable. Des clichés qui chaque fois m'arrachaient à une forme d'inconsistance.
Un jour le titre s'est imposé à moi, L'oublié, comme un morceau de soi enfoui resurgissant sous les traits d'un visage méconnaissable.

J'ai écris et réécris L'oublié au fil des années, tâchant d'en cerner les contours. Je pense que je continuerai à le faire, et tous ces textes ont une égale valeur à mes yeux. Je cherche à travers ce travail ce qui me meut en photographie, avec la radicalité la plus honnête possible. Il y a une part de mystère dans la photographie à laquelle je suis très attaché. Je comprends fort bien que l'on ait essayé de photographier des esprits, et je crois que c'est parfois ce que je cherche à faire moi-même. Je cherche un inattendu ou une révélation. Quelque chose qui déporte de la lecture que nous avons des choses. Un effort de voir. Une remise en cause de soi. Dépasser sa propre messe et la messe collective dans laquelle on est pris. C'est sans doute pour cela que j'interviens peu dans l'écriture photographique de L'oublié. Je sélectionne un grand nombre de photographies que j'organise sous forme de carnets de notes. La masse des photographies empêche une emprise trop verrouillée sur le discours. Il y a des trous, des écarts, qui permettent d'ouvrir vers autre chose. J'applique à ces carnets une forme d'écriture automatique. Ne pas trop réfléchir. Faire confiance au hasard, aux associations libres. Retrouver une logique mémorielle par le respect de chronologies, leurs bouleversements, l'association soudaine d'émotions qui introduisent des ruptures et des raccourcis, par des va-et-viens entre les images que l'on a du passé, par des répétitions qui décalent la perception que l'on a d'un même événement au fil du temps, ou qui témoignent d'une duplicité nécessaire.

Enfant, je me souviens de ma mère courant autour de la maison en hurlant une douleur et une violence que je ne comprenais pas. Je me souviens d'une lumière or. Une fin d'après-midi. Un soleil rasant. Peut-être un début d'automne. Je me souviens des pas lourds sur le sol qui résonnaient dans le salon. De la présence d'une sœur. Mais je n'ai aucune image de cet événement, donc aucune certitude de ce souvenir. L'oublié n'est pas nécessairement réel, mais il fait de nous ce que l'on est. Et il est possible de voir ce travail comme la recherche compulsive dans le présent des fragments dissolus de son passé.