L'ogre



    Un soir, je rencontre une femme soûle dans un rade berlinois. Je termine une résidence. Je lui demande si je peux l'enregistrer. J'ai une fille de 6 ans. Ses mots ont étrangement raisonné en moi. Elle a parlé longuement. J'ai réduit son interminable monologue à quelques lignes.

« Vous inquiétez pas ils vous aimeront toujours, aussi pute, aussi pervers, que vous soyez... Des anges... cons comme des anges. (...) Moi mes parents ils ont jamais voulu parler avec moi ou m'écouter. Ils écoutaient mais ne comprenaient pas, surtout ma mère. J'ai eu cinq enfants. Je me suis vu en eux et je me suis vu en mes parents pendant tout le temps qu'ils étaient chez moi. J'ai fais ce que j'ai pu comme ils disent. Pas grand chose. Y'en a qui veulent plus me voir. Deux. Les autres ça va. Je me suis vue hurler sur mon fils de deux ans qui ne pouvait pas mettre ses chaussures tout seul pour l'obliger à les enfiler avant d'aller à l'école. Je me suis entendue dire des choses au détour d'une phrase... je me souviens j'avais quitté le père. Marcus [un fils] m'emmerdait, j'étais pas bien, je lui ai dit que s'il voulait, il n'était plus obligé de vivre ici, qu'il pouvait aller chez son père. Il avait six je crois. Sa mère... qui dit ça à un gosse de six ans... (...) Et tous ces petits gestes la nuit, quand ils veulent pas dormir, où on les casserait sur le mur. Ce qu'on fait pas... [rire]... mais on y pense... pas un geste, presque rien mais la boule de quelques mois elle ressent ça, la fulgurance d'un danger ou de l'horreur dans les bras de l'amour. (...) Alors oui, la figure de l'ogre comme vous dites, je trouve que je l'ai bien porté. Vieille conne. Comme les autres. Parce qu'en ayant des enfants, je suis entrée dans le mal. »